ESSAI DE COLONISATION PRIVEE
Le golfe su Saint-Laurent
et l'île d'Anticosti
En 1895 Gaston et Henri Menier, ce dernier est mort depuis, désireux d'acquérir une chasse, achetèrent tout simplement une île. Cette île, appelée Anticosti, ou île de l'Assomption, a un million d'hectares de superficie et 629 kilomètres de côtes : elle est donc plus grande que la Corse. A l'époque de cet achat, on mena quelque bruit autour de cette fantaisie de millionnaires, puis on n'en parla plus. Mais voici que, récemment, M. le sénateur Gaston Menier fit à la Société nationale d'acclimatation communication sur la faune de son domaine qui nous donna la curiosité de savoir ce qu'était devenue cette île depuis les trente années qu'elle est la possession du grand industriel. Nous avons appris de la sorte que, durant cette période, M. Menier a colonisé à lui tout seul ce territoire, presque désert quand il s'y installa, qu'il y a acclimaté toutes sortes d'animaux, depuis la perdrix jusqu'au renne, au bison et à l'élan, en passant par les castors et les renards à fourrure. Il y a créé des ports, des lignes de chemins de fer, une flotte, un hôtel de voyageurs, un théâtre, une église, des écoles, des villas, enfin tout ce qui constitue un pays civilisé, mais en lui conservant son cachet d'apparente sauvagerie. C'est, en un mot, une sorte d'Eden que viennent visiter avec admiration les hauts personnages américains et quelques autres rares privilégiés que le seigneur du lieu reçoit fastueusement. Il nous a paru intéressant de donner aux lecteurs de L'Illustration quelques détails sur ce petit royaume, soumis par la seule force de l'argent au régime, cette fois bienfaisant, de l'autorité absolue, et de signaler I'œuvre considérable que son souverain y a accomplie en même temps que les procédés qu'il a employés pour parvenir à de si heureux résultats.
Par sa position, l'île d'Anticosti, située en face du Canada et dans le voisinage de Terre-Neuve, a une importance que l'on ne soupçonne pas en France. Quand Jacques Cartier, en 1535, débarqua sur la pointe de Gaspé, dans le golfe du Saint-Laurent, et prit possession de ce pays au nom du roi de France, il découvrit l'île d'Anticosti qui fut donnée en fief au sire de Joliet, un de ses compagnons, puis, plus tard, érigée en seigneurie. Elle resta pendant deux siècles dans la famille des Joliet, qui ne semble pas y avoir fait grand ' chose, puis fut achetée à ses derniers héritiers par une société canadienne américaine. Cette société ne l'ayant pas davantage exploitée, l'île fut revendue aux enchères publiques et ce fut alors que les frères Menier l'achetèrent, assez bon marché d'ailleurs, car aucun autre acquéreur ne se présenta. Anticosti se trouve environ à la même latitude que Paris. Son climat, en été, se rapproche de celui de l'île- de- France, mais, en hiver, sa température, comme celle du Canada, est très froide. C'est un admirable pays de sports d'hiver. Tout, d'ailleurs, y semble réuni pour en faire le domaine idéal d'un multimillionnaire désireux de chasser, de pêcher et de promener sa curiosité blasée dans un pays neuf et enchanteur. Mais M. Gaston Menier a voulu mieux que cela. Il s'est dit que posséder une île avec des rivières poissonneuses, des lacs, des forêts vierges et des lieues de bonne terre lui créait des devoirs et une responsabilité ; Il a donc résolu, sans négliger son agrément, de faire en même temps œuvre utile, tant au point de vue patriotique que scientifique.
Le premier travail à accomplir pour rendre l'île plus facilement utilisable était d'y établir des ports, d'abord pour les petits navires, ensuite pour d'autres plus importants. Ces ports furent construits sur deux points : à la baie de Sainte - Claire, au Nord - Est, et à la baie Ellis, où les travaux furent considérables. On a dû, en effet, édifier une grande digue de 1.200 mètres de longueur afin de permettre d'accoster le long des quais à des navires de 5 mètres de tirant d'eau. Dans toute la partie avoisinant la baie, qui porte officiellement le nom de Port - Menier, on dut assécher des lacs, établir une ligne de chemin de fer à voie normale qui se prolonge à 45 kilomètres dans l'intérieur, tracer des routes pour permettre l'exploitation des bois, enfin défricher des centaines de kilomètres carrés pour l'exploitation agricole, comprenant des fermes et des troupeaux.
Des colons, des spécialistes étaient nécessaires pour I'exécution de ce vaste programme. M. Menier recruta soigneusement son personnel parmi les Français ou les Canadiens français et réunit ainsi une population de mille personnes environ. Mais il lui fallait loger tout ce monde : par enchaînements successifs, il en vint à créer une véritable colonie. Après les maisons pour le gouverneur, le sous-directeur, les gardes, des camps pour les travailleurs, surgirent peu à peu des abattoirs, des magasins d'alimentation et d'approvisionnement, un hôtel pour les visiteurs, puis une flotte, puisqu'on était dans une île et qu'il fallait conserver la liaison avec Québec et le Canada.
S
M. Gaston Menier dans
l'enclos de ses renards argentés
Des nécessités matérielles, on passa aux nécessités intellectuelles. On bâtit des écoles, une église, un théâtre, un cinéma ; on institua une fanfare, on publia un journal donnant des nouvelles par T. S. F. Légalement et administrativement, ce petit royaume base son statut sur le droit du propriétaire foncier, maître chez lui dans les limites de sa propriété, à condition de se conformer aux lois du pays sur lequel il réside, en l'espèce le Canada. Le maître d'Anticosti, généralement absent, ne fait dans son fief que des séjours de quelques semaines par an, mais il donne de loin son impulsion à tout et surveille les moindres détails par la personne de son délégué, qui porte le titre de gouverneur. Ce gouverneur est M. Martin Zédé, un célibataire d'une cinquantaine d'années, solide comme un roc, administrateur remarquable autant que parfait homme du monde et sportsman accompli. Cet heureux fonctionnaire revient en France chaque hiver pour prendre les instructions du maître et rendre compte de sa gestion. Il est remplacé durant ses absences par un sous-directeur et par les différents chefs de service qui sont en quelque sorte les ministres de cet Etat. Les uns sont à la tête de l'agriculture, les autres du commerce, de l'alimentation, des chemins de fer, des relations extérieures, des phares, etc.
La police
Il ne
petit exister d'Etat organisé, quel qu'il soit sans police - est assurée
par des policiers qui opèrent selon le principe des gardes assermentés.
Ils ont le droit d'arrêter tout malfaiteur ou tout indésirable et dans les
cas graves, de le mettre en prison - car il y a aussi une prison, jusqu'à
ce que l'autorité compétente canadienne vienne en prendre la charge. Cette
Police n'est pas inutile, car, au début, de nombreux maraudeurs ou pilleurs
ne craignaient pas de venir, en canot à pétrole, dans l'île où ils guettaient
l'occasion de perpétrer quelque larcin ou braconnage.
Maintenant, personne ne s'y hasarde plus, car on sait que prompte et sévère
justice attend tout malfaiteur ou contrebandier. Nul ne peut pénétrer dans
Anticosti sans l'autorisation du souverain, si l'on ose dire, de ce territoire
bienheureux où les habitants, loin de connaître la rigueur des lois ou des
impôts, sont tous des salariés largement payés, à la seule condition qu'ils
travaillent ! Une pareille conception laisse rêveur à notre époque troublée
et vous enchante comme la lecture d'un conte de fées. [le
témoignage ci dessous en lien
permet d'appréhender la manière utilisée par Henri
Menier pour se débarrasser des populations devenues indésirables,
après son opération d'achat]
De très appréciables résultats ont été obtenus par M. Menier durant ces trente années de règne, période que bien peu de souverains sont arrivés à atteindre. Différents élevages sont pratiqués dans l'île, parmi lesquels il faut signaler : les chevaux, les bisons, les cerfs, les élans, les phoques, les castors, les homards et enfin les renards à fourrure. On peut donc dire qu'Anticosti n'est qu'un immense parc d'élevage dans lequel s'ébattent en liberté des animaux nullement sauvages. Cette sensation de sécurité, qui évoque quelque paradis terrestre, est un des grands charmes de l'île.
L'élevage des renards à fourrure est, paraît-il, beaucoup plus difficile que l'affirmaient nombre de spécialistes qui l'ont essayé sans succès dans les Etats voisins de la Colombie. M. Menier procéda méthodiquement et par étapes. Il commença par créer des parcs à renards où il mit ceux des animaux qu'il prenait aux pièges. Il fallut ensuite trouver la nourriture qui leur convenait. Cette nourriture leur est fournie maintenant par des lièvres, des poissons et même des grenouilles qui, en même temps, détruisent dans les rivières les mouches et les insectes nuisibles. Mais ce n'est qu'à la suite de nombreux tâtonnements qu'on est arrivé à déterminer les conditions d'habitat et de liberté nécessaires pour que les renards se développent heureusement et que leur fourrure conserve sa qualité.
Certes, s'il le désirait, M. Menier pourrait retirer actuellement d'Anticosti d'importants revenus. Les différents élevages sont en plein rapport et les forêts n'attendent que la hache des bûcherons pour produire cette précieuse pâte de bois dont la matière se raréfie chaque jour. Mais le propriétaire dilettante préfère les jouissances du chercheur, de l'artiste et du sportsman à celles du commerçant. Aussi se refuse-t-il à intensifier l'exploitation de ses forêts qui pourrait gêner ses élevages et le forcerait à laisser entrer dans son domaine une population flottante de travailleurs qui risqueraient de bouleverser la belle ordonnance de ce pays de rêve.
L'une
des grandes attractions d'Anticosti, c'est la pêche au saumon qui s'y pratique
dans des conditions particulièrement heureuses. Cette pêche est, de l'avis
de tous les grands sportsmen anglais et américains, un des sports les plus
attachants qui soient, surtout quand elle est organisée avec le luxe et
le sens pratique que l'on trouve à l'île Menier.
On part sur des bateaux tirés par des "chevaux - bateaux" à fond plat qui
peuvent franchir tous les obstacles, et on arrive ainsi jusqu'à ces poches
profondes de 4 ou 5 mètres où le saumon vient se cacher en revenant de son
hivernage dans la mer. Ces poches sont appelées par les pêcheurs des pools.
Aux environs de ces pools, soigneusement repérés, on a construit des bungalows
en troncs d'arbres qui, en dépit de leur aspect sauvage, sont extrêmement
confortables, puisqu'ils se composent de salons, salles à manger, chambres
à coucher avec salle de bain, eau chaude et eau froide à volonté. C'est
donc une joie de s'installer dans cette rustique demeure d'où l'on rayonne
aux environs en promenant sa ligne au bout de laquelle flotte cette fameuse
mouche multicolore dont le choix est déjà tout un art, puisqu'il varie selon
la couleur du ciel, le temps et l'humeur même du pêcheur.
Inutile
de dire qu'une pêche de ce genre est fructueuse ; il n'est pas rare de récolter
dans une seule journée plus de cent kilos de saumon. Pour ne pas perdre
cette valeur, M. Menier a construit à proximité une usine de conserves où
les poissons sont mis 'en boites
. Il eût été cruel de ne Pas faire profiter quelques privilégiés de cette
rare organisation. Aussi, en dehors de ses invités personnels, M. Menier
consent-il à louer quelques-uns de ses pavillons de pêche moyennant mille
à deux raille dollars par mois. Pour ce prix, le locataire a droit à la
jouissance d'une de ces villas dont je parlais plus haut et qui sont bâties
à côté de chaque maison de garde. La femme du garde se charge de son service
et, pendant un mois, il peut pêcher autant qu'il veut. Il a même la licence
de chasser des cerfs pour sa subsistance.
A gauche M. Gaston Menier
Ces heureux locataires sont ravitaillés en outre par un service de barques à moteur et ont à leur disposition le téléphone qui les relie aux postes des phares entourant l'île, qui sont eux-mêmes en communication avec le réseau canadien. C'est le confort absolu réalisé en pleine forêt vierge et mis au service des sports les plus variés, puisque les locataires de M. Menier peuvent pêcher en rivière, en mer, et chasser, ce qui ne les empêche nullement de téléphoner le soir leurs ordres de Bourse à Québec, Montréal ou New-York. De pareils avantages ont attiré à Anticosti les plus hauts personnages canadiens et américains.
Quand M. Menier ou quelque membre de sa famille sont dans l'île, ils ne manquent pas d'inviter au palais royal ces visiteurs de marque. Ce palais est plus exactement une très belle construction, mais sans prétention, dans le genre des villas normandes. Le luxe intérieur de son ameublement surprend toutefois les étrangers, qui ne s'attendaient pas à trouver une telle installation dans un îlot qu'ils supposaient sauvage. On pourrait continuer longtemps encore la description de l'île merveilleuse, relater les phases successives des multiples élevages qui y sont pratiqués, noter les détails de son administration à la fois si ferme et si bienveillante, mais il faut se borner : non toutefois sans avoir rendu ait créateur de cette œuvre si peu connue, au souverain absolu qui ne se sert de son pouvoir que pour créer autour de lui du bonheur et pour étendre le domaine de la science, ce témoignage qu'il a bien travaillé pour sa patrie. Il fut un magnifique ambassadeur de la France dans ce pays canadien où battent encore tant de cœurs français. Enfin, il est arrivé à ce résultat assez difficile : étonner les Américains ! Cela même n'est-il pas la plus utile des propagandes ?
JULES
CHANCEL.
Textes et photos tirés de L'illustration
de 1924
AUTOUR DU CONGRES DE MONTRÉAL
Un
ecclésiastique que je rencontre me fournit des indications précieuses. C'est
un Acadien dégrossi, qui parle le français un peu comme nos paysans, mais
qui ne parle pas d'autre langue. Il est curé dans une île du Saint-Laurent,
curé missionnaire, séparé du reste du monde, passant une partie de sa vie
en bateau, ne venant à Québec que très rarement.
Auparavant, il était chargé d'Anticosti, cette île achetée par le chocolatier
Ménier, au prix de (16 millions) ; une île sombre, ne produisant guère que
du bois, dont on fait de la pulpe pour la fabrication du papier.
Depuis, on y fait de l'élevage et on y cultive quelques céréales. C'est
un berrichon, originaire de Charly, qui dirige cette exploitation. Il avait
même amené avec lui quelques familles du Berry, mais la plupart de ces colons
ont quitté l'île inhospitalière ; quelques-uns sont restés à Québec.
Mon curé, d'Anticosti, avait comme paroissiens d'anciens Acadiens, excellents
catholiques, travaillant au bois ou dans les pêcheries. Le reste de la population
se composait de gens peu recommandables, forbans, écumeurs de mer, venus
des États-Unis ou d'ailleurs, pour échapper à la justice. M. Ménier avait
commencé par les chasser de l'île. Ils avaient alors élevé, à quelques mètres
de la côte, sur l'eau, comme des cabanes de castors où ils se croyaient
en sûreté, ne se trouvant plus sur le territoire d'Anticosti.
C'est alors que M. Ménier acheta le droit de pêche exclusif sur toute la
côte ; il put ainsi se défaire de ses peu intéressants sujets et de leurs
cités lacustres.
L.Aug Lorain,(Chanoine) 1911